Viêtnam : un renouveau (dôi moi) en trompe-l'oeil

Entretien avec Nguyên Chi Thiên 

réalisé par la Rédaction de Politique Internationale (n° 79 - printemps 1998)

 

Politique Internationale - Quel regard portez-vous sur les réformes économiques engagées au Viêtnam depuis une dizaine d'années ? Peut-on parler de libéralisation ?

Nguyên Chi Thiên - Les réformes économiques ont incontestablement donné aux villes une apparence de prospérité. On peut désormais circuler plus librement, se réunir sur les marchés et monter de modestes commerces. Mais il ne faut pas s'y tromper : les grandes et moyennes entreprises restent entièrement aux mains de l'armée, de la police et des dirigeants du Parti. Autrement dit, la libéralisation économique n'est que très partielle. Des sommes colossales, des fortunes considérables ont été amassées par la nomenklatura. N'oublions pas, non plus, que la diaspora envoie chaque année au pays plus d'un milliard de dollars; elle contribue ainsi largement à la stimulation de la consommation. Les travailleurs - intellectuels ou manuels - se débattent dans la misère avec un salaire moyen d'un dollar par jour. Ils forment le gros des bataillons citadins. Quant aux ruraux, qui constituent 80 % de la population, ils doivent se tuer à la tâche 4 jours durant pour gagner un dollar.

Mais la disette, qui frappe maintes régions, n'empêche pas le Parti d'exporter, chaque année, plus de 3 millions de tonnes de riz. Pendant ce temps, la santé et l'éducation continuent de se délabrer. Et tandis qu'écoles et hôpitaux tombent en ruine, les hôtels poussent comme des champignons !

Bref, les réformes économiques n'ont d'autre résultat que d'enrichir les membres de la nomenklatura - ceux que le peuple a surnommés les "capitalistes rouges" et que j'appelle, moi, la "mafia rouge".

P.I. - Ne pensez-vous pas que ces réformes - si timides soient-elles - vont finir par peser sur l'évolution du régime ?

N.C.T. - Il est vrai qu'elles commencent à produire des effets pervers pour le pouvoir en place. Autrefois, les "révolutionnaires", les "serviteurs du peuple" pouvaient faire illusion avec leurs sandales en caoutchouc et leur uniforme kaki. Désormais, ils ne trompent plus personne : ni le peuple, ni même les couches inférieures du Parti. Les changements économiques ont pourri une classe dirigeante, qui n'hésite pas à faire étalage de son opulence. Tous les Vietnamiens le savent : leur pays est sous la botte d'un régime mandarinal, taré, et miné par la corruption; un régime condamné à disparaître.

Un développement durable suppose que soient éradiquées la corruption et la contrebande - deux fléaux indissociables de la dictature en place. Voilà pourquoi je suis convaincu qu'il n'y a point de salut pour le Viêtnam hors de la démocratie. Aucune réforme économique ne peut sauver une dictature de parti unique, sans droit ni loi.

...

P.I. - Revenons sur les conséquences sociales des réformes économiques...

N.C.T. - Elles sont désastreuses ! A tous les échelons de l'Etat, les pots-de-vin sont la règle. La contrebande, le trafic de drogue, la prostitution pénètrent jusque dans les campagnes et les régions montagneuses. D'un côté les valeurs traditionnelles sont allègrement bafouées; de l'autre on reproduit les pires dérives de l'Occident.

Les abus des gouvernants, l'insolente richesse d'une infime minorité, sur fond de misère généralisée, sont d'autant de bombes à retardement, qui exploseront à la première étincelle.

 

Retour à Hà Nôi